Cela fait longtemps que l’on se connait et que l’on travail ensemble, et avant de commencer cet interview pour ceux qui ne te connaissent pas j’ai envie de te demander : qui es–tu ?
Je suis Maxime Robache, consultant en déploiement du télétravail, auteur et formateur sur ce même sujet qui me passionne depuis 2012.
Q : Pourquoi as-tu écrit le livre « Mettre en place et manager le télétravail » ?
Mes actions sur le télétravail consistent toujours à diffuser une vision équilibrée, chaque équilibre dépendant du contexte, de cette pratique en encourageant son déploiement avec des méthodes et outils très concrets qui permettent de voir des effets positifs à très court terme sur la performance et sur la qualité de vie.
J’ai écrit ce livre avec cette même idée : partager des outils et méthodes simples et efficaces pour déployer le télétravail dans des collectifs avec des retours sur investissement immédiat ainsi qu’une démarche qui amène les équipes à réfléchir, implicitement et en toute responsabilité, sur leur rapport au travail et les managers à se questionner sur leur culture et leurs usages.
Q : Une page, un passage, une section du livre qui te ressemble le plus ?
Pour résumer ma vision du télétravail, je peux citer un paragraphe du premier chapitre :
« Dans un tel esprit, travailler à distance devient bien plus qu’une convenance personnelle dont seules les personnes déjà éligibles pourront profiter. Le télétravail se conçoit alors, non pas comme une fin en soi mais comme un mode d’organisation collectif des équipes qui va, avec le temps, se rendre accessible au plus grand nombre, et ainsi infléchir la culture et les modes de travail de l’entreprise. Les pratiques managériales s’éloigneront du contrôle, du présentéisme et de la distribution des tâches pour s’approcher de l’autonomisation et de la responsabilisation des collaborateurs. Les réunions seront plus courtes, moins nombreuses et, surtout, plus simples et efficaces. Le travail collaboratif deviendra la norme avec un besoin constant de partager et d’échanger et avec l’usage de l’intelligence collective qui se systématisera. »
Ce passage résume bien le cheminement qui est proposé dans tout le reste de l’ouvrage et les résultats attendus de l’usage des outils et méthodes proposées.
Q : Quels sont tes gros cailloux (en rapport avec cette vidéo) Une incroyable leçon de vie !
Pour moi, le sujet le plus important autour du télétravail en entreprise est de fixer un cadre avec des exigences claires et des modalités équitables tout en laissant une marge de liberté, connue et souhaitée, importante aux managers et aux équipes pour s’organiser collectivement. Une fois que l’on a ce cadre, il est bon d’acculturer si besoin le management aux implications d’une telle démarche et à l’évolution de sa posture. Seulement alors, chaque équipe pourra réfléchir sereinement aux meilleures modalités de travail dans son collectif, aidée par son manager, à l’intérieur de ce cadre.
Ces actions de micro-management, de gestion du quotidien et de planification, c’est le sable, par lequel il ne faudrait donc pas commencer pour remplir le bocal. On peut être tenté de vouloir les décrire très précisément dans un accord ou une charte télétravail (par exemple chaque équipe doit avoir une réunion opérationnelle quotidienne) alors que l’on aura pas auparavant donné du sens au cadre général et qu’une meilleure solution locale peut exister.
Q : Dans La démobilité : travailler, vivre autrement, le sociologue Julien Damon affirme que « La mobilité est en vogue », est-ce selon toi un phénomène qui s’applique au télétravail ?
La mobilité est aujourd’hui largement facilitée par les technologies que nous avons à notre disposition et si elle est agréable lorsqu’il s’agit de tourisme, voire de certains déplacements professionnels ponctuels, je doute que beaucoup de travailleurs, notamment dans les grandes métropoles, apprécient le temps considérable passé ou perdu dans les trajets domicile-travail. S’il s’agit d’une vogue – le terme me semble adapté avec une mobilité qui peut être une démonstration, toute superficielle, de réussite sociale – elle est toute relative car elle ne concerne en réalité qu’une minorité de personnes qui y prennent du plaisir au quotidien.
Le télétravail est un moyen efficace de rejoindre la proposition de démobilité de Julien Damon en établissant les technologies de l’information comme une substitution, au moins à temps partiel, aux moyens de transport du quotidien, pour ceux qui le peuvent et le souhaitent ou le nécessitent.
Q : Au regard de la crise sanitaire que nous vivons actuellement, cette démobilité semble avoir un coût : celui du lien social. En termes d’organisation du travail dans l’entreprise, comment gérer au mieux l’isolement ?
Il y a deux manières de concevoir le télétravail. La première est de l’envisager comme une convenance personnelle, une modalité individuelle d’organisation du travail. Dans ce cas effectivement, non seulement les bénéfices se limiteront à l’amélioration de la qualité de vie de ceux qui auront la chance et l’envie de pouvoir le pratiquer, mais aussi le risque de perte de lien social sera plus facilement avéré.
La seconde façon, celle que bien évidemment je préconise, est de construire le télétravail comme un mode d’organisation collectif. Cela signifie qu’à l’intérieur du cadre fixé par la loi et l’entreprise, les équipes de travail s’auto-organisent pour définir leurs modes de fonctionnement avec une partie de l’effectif en télétravail, à temps complet ou partiel. Revoir les modes de réunion, les rites, les rythmes, les processus etc. afin que le fonctionnement collectif s’optimise et s’améliore en continu tout en tenant compte des modes de travail possible : télétravail ou présentiel. Ces changements profonds induits par le télétravail concernent l’ensemble de l’équipe car télétravailleurs et non-télétravailleurs vont tous, d’une manière ou d’une autre, se retrouver à travailler à distance et doivent donc tous être impliqués dans un travail de co-construction. Ces fonctionnements collectifs d’équipe sont le gage du maintien voire de l’amélioration du lien social au travail. Pour autant, le risque d’isolement existe et doit être pris en compte, encore une fois pour les télétravailleurs comme pour les non-télétravailleurs.
Afin que cela soit fluide, il y a également une condition initiale de transparence de la part de l’entreprise sur ses enjeux, ses souhaits, ses attentes et les limites liés au télétravail. En effet, plus les contraintes et les objectifs seront partagés en amont et plus les démarches de déploiement et la gestion au quotidien du télétravail seront adaptées et acceptées. Si l’on veut éviter l’isolement, tous ces éléments doivent contribuer à une certaine équité sociale vis-à-vis du télétravail pour laquelle une réflexion en amont est nécessaire.
Q : “Est-on prêt à (se) faire vraiment confiance ?” Cette phrase énoncée par le sociologue Daniel Ollivier soulève une problématique liée au télétravail. Penses-tu que la confiance entre le salarié et son responsable est primordiale pour le bon fonctionnement du télétravail ?
Les relations de confiance sont, selon moi, une des clés principales de la mise en place du télétravail dans une équipe ou une entreprise. Il ne s’agit pas d’avoir confiance de manière inconditionnelle, mais de faire confiance et de gagner la confiance dans des relations bijectives entre les managers et leurs collaborateurs, entre l’entreprise et ses équipes et entre les membres d’un même collectif. La confiance se construit donc, s’appréhende, et se comprend non pas comme une appréciation subjective d’une personne par une autre mais plutôt comme une réciprocité d’actions qui amènent à se faire mutuellement confiance pour fonder les interactions futures sur des bases saines. Ainsi, ces actions de faire confiance et de gagner la confiance peuvent s’apprendre, comme toute compétence comportementale.
Si je pense que l’existence de ces relations de confiance est une condition nécessaire à la mise en place du télétravail, que cela peut donc demander un accompagnement et que c’est un bon moyen d’aborder le sujet, je suis profondément convaincu que ces questions s’appliquent avant tout au champ du travail en général et qu’elles devraient se poser dans toutes les entreprises. C’est d’ailleurs le cas de beaucoup d’autres interrogations que l’on pense, à tort, réservées au télétravail.
Q : Que l’on soit habitué à travailler de chez soi ou non, la pandémie du COVID-19 a imposé le télétravail à 100% à beaucoup de celles et ceux qui pouvaient passer par cette méthode. Selon toi, est-ce utopiste d’imaginer cette organisation sur le long-terme ?
Imaginer de généraliser, en l’imposant, le télétravail à temps complet pour tous ceux qui le peuvent n’est pas utopiste. C’est absurde. D’abord car le télétravail repose sur la notion de volontariat. C’est une solution qui convient bien à certaines personnes, pas du tout à d’autres et c’est une diversité qui est à prendre en compte. Ensuite parce que pour obtenir pleinement les bénéfices de ce mode d’organisation collectif, je recommande de le prévoir plutôt à temps partiel, ce qui permet de maintenir le lien social, d’alterner des temps de travail concentré et des temps de travail collaboratif tout en tenant compte de l’histoire, du contexte et des contraintes de chaque entreprise. Enfin le télétravail à temps complet demande une discipline considérable, pour limiter son temps de travail par exemple, et ainsi éviter la précarité psychologique dans laquelle un certain nombre de télétravailleurs, insuffisamment préparés, se sont retrouvés, et se retrouvent encore, pendant la crise du Coronavirus.
Certes, il existe des entreprises qui fonctionnent, très bien d’ailleurs, avec des collaborateurs uniquement en télétravail à temps plein mais je considère qu’elles sont construites et qu’elles recrutent leurs salariés selon un modèle spécifique qui ne peut pas s’appliquer partout et à tout le monde.
Le volontariat, hors pandémie, n’est pas négociable puisqu’il est inscrit dans la loi et le télétravail à temps partiel me semble être le meilleur moyen de trouver un équilibre stable pour faire évoluer progressivement les entreprises.
Q : Quels sont selon toi les enjeux sociaux, économiques (voire environnementaux) majeurs du télétravail ?
A mon sens, le télétravail contribue aux quatre dimensions d’une performance globale de l’entreprise. Sur la performance économique, la contribution du télétravail se mesure directement au travers de la productivité et du temps de travail. Concernant la performance sociale, le télétravail contribue à la capacité de l’entreprise à faire progresser ses collaborateurs en termes de compétences, de missions, de bien-être et de qualité de vie au travail, ce qui se mesure par la satisfaction des collaborateurs et la maturité du dialogue social. Sur la performance environnementale, le télétravail ne se contente pas de limiter les trajets et donc les émissions de gaz à effet de serre. Travailler à distance, dans une organisation collective adaptée, permet de transformer de manière durable les modes de travail pour qu’ils soient plus respectueux de l’environnement, pris au sens large du terme, donc à la fois l’aspect écologique et l’aspect d’économie résidentielle. Sur la performance organisationnelle enfin, le télétravail contribue à simplifier et à optimiser les modes de fonctionnement, les processus et la collaboration. Les équipes et leurs collaborateurs sont plus autonomes grâce à des pratiques managériales responsabilisantes.
Ainsi, en voyant la performance globale comme une mesure systémique de la bonne santé de l’entreprise avec des indicateurs financiers et non financiers, on réconcilie la performance financière et la responsabilité sociale qui se mêlent et s’étendent l’une à l’autre.
Q : Comme tu le sais je suis coach Agile, la question de l’agilité me semble importante sur le sujet du télétravail. Nous avons déjà parlé du rythme, des rites et des processus, mais pour aller plus loin, quels sont les pièges à éviter avec le télétravail pour conserver les bienfaits de la philosophie agile ?
Effectivement, je suis persuadé, autant que j’ai pu l’observer, que les pratiques de coordination, de communication, de partage, d’entraide et d’amélioration continue issues des méthodes Agile sont d’excellents moyens d’assurer une gestion efficace du quotidien d’une équipe avec ou sans télétravail de façon assez transparente.
A mon sens, si l’on souhaite conserver ces bienfaits, il faut être vigilant et éviter de vouloir plaquer une organisation très précise à la globalité d’une entreprise ou d’une organisation. C’est le même combat que lorsqu’on essaye de mettre à l’échelle les pratiques de l’agilité : quels sont les éléments qui doivent impérativement être communs car il en va du pilotage global et de la santé de l’entreprise et quels sont les espaces de libertés dont les équipes ont besoin pour se développer, s’épanouir et être le plus efficace possible ? Telle est la question à côté de laquelle il ne faut pas passer.
Q: Peux-tu conseiller 3 livres à nos lecteurs ?
Parmi les lectures qui m’ont le plus marqué, je conseillerai :
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Traité sur la tolérance de Voltaire
Plus que jamais d’actualité dans un monde médiatique, au sens large, violent dans lequel la liberté d’expression et la tolérance semblent aujourd’hui s’opposer à tort sur tellement de sujets. -
De la constance du sage de Sénèque
Référence du stoïcisme et presque un guide comportemental du quotidien -
Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes de Robert M. Pirsig
Un voyage vers l’essentiel, la recherche de sens et de qualité
Q: J’aime beaucoup la chaine youtube “thinkerview” et j’ai envie de te poser la même question posée à la fin de leurs interviews : as-tu un conseil pour les jeunes générations ?
Mon sentiment est que certains peuvent parfois se perdre dans la recherche de leur propre valeur, purement individuelle et démarquée des autres. Cela est exacerbée par des élans identitaires aux exigences morales pas toujours constantes.
Je crois que nous devrions chercher le sens de nos actions, plutôt que nos êtres, dans des contributions à l’intérêt commun, car je suis persuadé qu’il ne peut y avoir de valeur individuelle sans partage au collectif.