Champ fleuri

L’Agilité : cheval de Troie de la Flexibilité ! Spoiler Alert !

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Ou comment l’Agilité est une nouvelle victime de l’ultracrépidarianisme ambiant.

Un article du journal Le Monde en date du 18 Février, titré à dessein « La méthode agile, tant vantée en management, est la risée des jeunes sur Facebook», provoque depuis lors un grand nombre de vives réactions dans le milieu des « Agilistes ». L’origine de ces réactions : le sous-titre de l’article qui lie l’Agilité à la Flexibilité. Mais qu’en est-il réellement ?

L’Agilité comme arbre qui cache la forêt du manque de considération pour les stagiaires et les jeunes salariés

Ce que nous apprend l’article, c’est que depuis deux ans, plus de 120 000 personnes se sont abonnées à un groupe de discussion Facebook nommé « Neurchi [chineur, en verlan] de flexibilisation du marché du travail » qui vise dans un premier temps, à diffuser des mèmes ironisant sur la condition des stagiaires et autres nouveaux arrivants sur le marché du travail. On y retrouve pêlemêle, des images plutôt drôles mettant en exergue les conditions improbables dans lesquels ces jeunes travaillent et sont rémunérés (pas grand-chose pour tout dire), et la façon dont les entreprises, leurs managers, leur DRH ou leur Chief Happiness Officer leur servent un discours sensé les motiver à être tout simplement exploités. Mais très vite, au-delà des blagues potaches, dans un second temps, ce groupe s’est retrouvé être le réceptacle de demandes d’aide, parfois juridique, pour des personnes aux prises avec des situations qui relèvent des prud’hommes.

Malheureusement, l’auteur de l’article, en profite pour associer deux mots à la mode, « flexibilité » (sujet central de ce groupe) et « agilité ». Et à lire les lignes de l’article on comprend assez vite le peu d’approfondissement de ce lien. On lui pardonnera cette erreur de jeunesse (il est identifié sur LinkedIn comme Journaliste Apprenti au Monde), car il aura sans doute oublié, pris au piège lui-même de cette flexibilité décriée par ce groupe Facebook et de l’urgence permanente de délivrer du contenu. Il apprend, il peut se tromper.

Mais il parle sans connaître l’Agilité et avec assurance qui plus est. Un bel exemple d’ultracrépidarianisme (phénomène expliqué ici) qui veut que certaines personnes puissent parler avec beaucoup d’assurance d’un sujet qu’elles ne maîtrisent pas, pour laisser croire à leur compétence, à leur expertise ou assoir leur autorité de fait. Et c’est sans doute ce biais cognitif qui fait le plus de mal à l’Agilité, dans cet article, mais de façon générale, tant les entreprises et souvent les dirigeants, sont habitués à phagocyter des concepts pour les redistribuer dans leurs entreprises en les arrangeant et en les vidant de leur sens (on peut lire la nombreuse littérature à ce sujet mais notamment l’excellent ouvrage « Lost in Management » de Francois Dupuy).

Replacer L’Agilité là où elle est

À lire les nombreux commentaires sous l’article du Monde, mais aussi dans le groupe Facebook nommé plus haut, on s’aperçoit que, même au sein de la communauté des « Agilistes » il y des confusions ou des trous dans l’histoire de l’Agilité. Alors, je ne prétends pas être l’expert, et, tout en tâchant de ne pas tomber moi-même dans l’ultracrépidarianisme, je me propose tout de même de porter à connaissance quelques points qui permettront, à minima, de donner un autre point de vue.

Tout d’abord, sur la question de l’Agilité comme mot sexy pour cacher plus de Flexibilité. Il faut se souvenir que l’Agilité, comme la flexibilité sont deux théories de l’organisation qui ont suivi, d’abord dans les années 70 pour la flexibilité puis l’agilité dans les années 80, les autres théories de l’organisation du travail.

La flexibilité des années 70 répondait à une volonté de disposer d’une flexibilité de l’organisation pour mieux répondre aux exigences des marchés financiers, car à cette époque, l’influence des marchés boursiers était en passe de devenir le point central des orientations stratégiques.

L’Agilité quant à elle, apparaît pour la première fois sous cette appellation, dans un rapport du MIT, rédigé à la demande du congrès américain, afin de comprendre en quoi l’industrie japonaise était plus performante que l’industrie américaine. (Sony dans les années 80 sortait plus de 1000 nouveaux produits par an et au milieu de grand succès qui ont transformé nos usages comme le walkman). La délégation envoyée au Japon découvrit ainsi que, en s’appuyant sur le principe du Kaizen (signifiant le changement est bon) les industries japonaises disposaient d’une organisation plus Agile. Le mot est lancé et il faudra attendre les années 90 – 2000 et l’essor des nouvelles technologies, pour que des ingénieurs développeurs théorisent l’Agilité afin d’avoir un processus de travail qui permette de développer des solutions logicielles qui répondent au mieux aux besoins utilisateurs. C’est dans cette période qu’apparaissent des méthodes de gestion de projet qui s’appuient sur les principes de l’Agilité.

N’en déplaise aux « Agilistes » de toute confession, l’Agilité n’est pas née et n’est pas destinée à l’informatique ! Et aussi, il ne faut pas confondre les méthodes dites « agiles » et les principes d’une organisation Agile.

L’Agilité prise au piège des travers du management et stars des cabinets de conseil

En parcourant, le groupe de discussion Facebook des « Neurchi », on retrouve bien sûr des échanges autour de l’agilité et de ses dérives. Les échanges de commentaires sont d’ailleurs très instructifs. Car ce qu’ils révèlent, c’est cette capacité que peuvent avoir les grandes entreprises et les autres (start up par exemple) à pousser leurs collaborateurs à s’inscrire dans l’Agilité, sans pour autant, en respecter ou en connaître les principes. Une capacité à générer de l’injonction paradoxale voir de l’incohérence entre ce qui est annoncé en grande pompe aux collaborateurs et la réalité de ce qu’ils vivent au quotidien.

Ils sont en cela appuyés par des cohortes de consultants stars, appartenant à des cabinets aux renommées internationales, qui, ne nous leurrons pas, n’ont vocation qu’à être le bras armé de leur donneur d’ordre sur des marchés à plusieurs millions d’euros. Là encore, les coïncidences significatives de l’actualité nous le démontrent avec les remous provoqués par les révélations sur le cabinet Mc Kingsley embauché par l’état pour le conseiller sur la gestion de la crise sanitaire. Mais aussi cet autre article du Monde traitant des effets dévastateurs de l’intervention du cabinet Boston Consulting Group au sein du Groupe Renault. En quelques années, et avec une grande assurance, ils ont réussi un tour de force extraordinaire : dégoûter l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise de l’Agilité entre autres faits d’armes malheureux.

Si l’on peut tirer une conclusion de tout cela, c’est peut-être de dire, qu’encore une fois, ceux qui subissent ces travers sont les collaborateurs opérationnels, les « faiseux », comme on le dit dans certaines régions de France. Ils subissent les injonctions paradoxales, les dégradations de leurs conditions de travail sous couvert d’Agilité, de Flexibilité. Or, la Flexibilité est plutôt antinomique avec l’Agilité. Les individus, par ces confusions, ne bénéficient pas des avantages que peuvent apporter des nouveaux modes de travail qui ouvrent la porte à plus d’autonomie par exemple, et de responsabilité. Mais les dirigeants le souhaitent-ils vraiment ?

Je terminerai par un exemple illustrant cela. Il est courant que les entreprises oublient un des principes fondamentaux de l’Agilité : produire avec un rythme soutenable pour les équipes. Et non l’Agilité ne demande pas de travailler 60 heures par semaine. Non l’Agilité ne demande pas de produire plus, moins cher et plus vite. Non l’Agilité ne demande pas aux équipes d’accepter tout à tout prix parce que sinon, nous ne sommes pas Agile.